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Revue trimestrielle dirigée par Régis Debray. Sommaire : Le secret, c’est le médium par Paul Soriano ; Hypocrites démocraties par Pierre Conesa ; La confession par Maurice Sachot ; Éloge du secret bancaire par Marc Bonnant ; Un Sartre clandestin par Jacques Lecarme (...)
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Référence | 1600000070004 |
Artiste-Genre | Médiologie |
Auteur(s) | Sous la direction de Régis Debray |
Editeur(s) | Editions Babylone |
Format | Broché |
Langue | Français |
Dimensions | 190 x 170 |
Date parution | octobre 2013 - mars 2014 |
Le secret, c’est le médium par Paul Soriano
Qu’est-ce qui fait d’un secret un secret ? Le message est par définition inconnu. Ne reste alors que le médium, support et véhicule protégés de l’information confidentielle. C’est le sceau qui fait le secret.
L’inconnu n’est pas le secret. On parle pourtant, au sens figuré, des secrets de l’atome ou de Mars ; et on abuse aussi du verbe cacher : la face cachée de la Lune que nul doigt ne saurait montrer au médiologue avant qu’une caméra montée sur un satellite artificiel nous en révèle l’image. Ni la Lune ni la planète Mars n’ont de secret, à proprement parler, à la différence du dieu Mars, qui en détient très certainement. Un peu de rigueur, s’il vous plaît : pour passer de l’inconnu au secret proprement dit, il faut encore se demander par qui la chose est cachée.
L’introduction d’un sujet fournit du même coup trois ingrédients nécessaires : un discours, un désir, un intérêt. En d’autres termes : bien que tu, un secret s’énonce, il satisfait des motifs, il recèle une valeur mesurable. À défaut de saisir l’essence même du secret, demandons-nous comment ça marche et comment ça fait marcher.
Paul Soriano est rédacteur en chef de la revue Médium.
Ce que nous cache le numérique par François-Bernard Huyghe
Au mythe de la transparence et de l’accès universel à l’information, on oppose ici la face dissimulée de l’Internet, l’utilisation clandestine des données, le règne du code, les luttes cachées : le secret n’est pas un phénomène résiduel du numérique, il lui est consubstantiel.
Le secret ou plutôt les secrets structurent le cyberespace : chaque dispositif informatique destiné à réserver aux initiés un monopole du contrôle et du savoir engendre d’autres dispositifs – de dissimulation et de contre-dissimulation – en cascade. L’utopie de la disponibilité illimitée de l’information et de l’expression incontrôlée des citoyens se paie d’une contrepartie : la dissimulation délibérée.
Longtemps, conserver un secret a consisté à obtenir le silence des hommes, par la menace ou par le serment, ou à enfermer des choses, comme un bout de papier. Le principe de la cryptologie – dissimuler le sens sous la complexité de signes dépourvus de sens apparent – date de l’Antiquité. Le numérique lui a donné une expansion inimaginable : le code comme dispositif de commandement et de restriction d’accès envahit tout le cyberespace. De là une pluralité de stratégies d’occultation ou de découverte, y compris via des algorithmes, ces informations qui commandent aux informations, ou via les systèmes d’information, qui ont leurs propres zones d’ombres et de vulnérabilité.
François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques. Dernier ouvrage : Terrorismes. Violence et propagande, Gallimard.
SECRETS D’ÉTAT
Hypocrites démocraties par Pierre Conesa
Comment justifier cette défiance du gouvernement envers le peuple dont il n’est que le délégué ? Difficilement ! Malgré quelques avancées législatives, le non-droit demeure la règle, si l’on ose dire. Et l’hypocrisie par-dessus le marché. Mais il y a du nouveau : côté contre-pouvoirs, les médias sont, depuis peu, relayés par les citoyens connectés.
Julian Assange, le soldat Bradley Manning, Edward Snowden : les « lanceurs d’alerte », tous poursuivis ou condamnés par la justice de leur pays avec la collaboration active de certains États démocratiques, alors que certains risquent la peine de mort, parce qu’ils avaient pris sur eux de révéler de scandaleux secrets diplomatiques ou de défense, sont les preuves vivantes qu’il existe des rogue democracies comme il existe des rogue states. Le domaine du secret, même en démocratie, est une forme légale qui encadre un domaine du non-droit.
Pierre Conesa est ancien directeur adjoint de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense. Auteur de La Fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Laffont, 2011.
Diplomatie. Questions à Hubert Védrine.
La diplomatie est l’art de négocier. Or, sans secrets, il n’y a plus de négociation possible.
Qu’est-ce que la transparence exigée aujourd’hui des décisions étatiques, le devoir de communiquer tout et tout de suite a changé dans l’exercice de la diplomatie ?
Nuançons : il n’y a pas encore de « devoir » de communiquer tout, tout de suite, mais une pression (irréfléchie même si elle est parfois bien intentionnée) dans ce sens. C’est l’air du temps ! À mon avis, cela handicape plutôt la diplomatie, et l’oblige à se dissimuler plus.
Hubert Védrine est ancien ministre des Affaires étrangères.
L’espion et ses prothèses par Raymond Nart
Pour l’ancien directeur adjoint de la DST, le facteur humain est toujours déterminant, comme l’enseigne la longue histoire des secrets d’État. À ceci près qu’à l’ère numérique le facteur en question est équipé d’outils sans précédent.
Le débat entre les règles et les limites de l’information publique est dans les démocraties régulièrement placé au-devant de l’actualité. Il n’est pas récent et risque fort de se prolonger. La plupart du temps, on trouve d’un côté l’État et ses secrets, de l’autre, les médias et l’opinion, mais parfois ce n’est pas le cas, le propriétaire de l’information ou du secret, ce peut être aussi un particulier ou un organisme tel qu’une entreprise. Depuis toujours, des informations sensibles ou des secrets d’État ont été divulgués. L’actualité propose depuis 2010 avec le site WikiLeaks des fuites massives de documents officiels pour leur majorité secrets. De même, si l’on en croit les développements actuels exposés dans la presse des affaires américaines Manning et Snowden. Il y a cependant une certaine hypocrisie à découvrir à cette occasion l’espionnage planétaire de la superpuissance technologique que sont les États-Unis. Le réseau ECHELON est connu depuis des années. Un jour de 1985, un terroriste moyen-oriental passe un coup de fil de Toulouse. Deux jours après, le représentant de la CIA à Paris se précipite dans le bureau du directeur de la DST : « Vous avez un important chef terroriste dans le sud de la France ! » C’était vrai, en effet, et le chef de poste de la CIA a été cru sur parole, s’agissant d’une opération contrôlée par la DST ! Exemple parmi d’autres de ce que peut être le renseignement technique, précis, rapide, d’exploitation immédiate. Il n’y avait alors ni portables ni Internet. C’était une interception satellitaire. Le terroriste avait téléphoné à l’étranger vers un numéro sous surveillance de la NSA-CIA.
Raymond Nart est ancien directeur adjoint de la DST, architecte de l’affaire Farewell avec Jacky Debain. Dernier ouvrage paru : Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon, Éditions Nouveau monde, 2013.
Archives par Marie-Anne Chabin
Une fâcheuse confusion affecte les règles et les exceptions qui gouvernent la publication des archives. Et l’on peut craindre que les évolutions législatives récentes n’aggravent plutôt ce défaut de transparence. Pourquoi ne pas faire enfin confiance aux gens du métier, les archivistes ?
Le 11 février 1999, un conservateur des archives de Paris témoigne à la barre, au bénéfice de Jean-Luc Einaudi, auteur du livre La Bataille de Paris (Seuil 1991) sur la manifestation du FLN algérien à Paris le 17 octobre 1961 et ses conséquences, lors du procès en diffamation que lui a intenté Maurice Papon, ancien préfet de police. Un autre conservateur a apporté un témoignage écrit, solidaire.
Le procès se tient devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris.
L’élément déclencheur de la plainte (déposée le 17 juillet) est une phrase écrite par Jean-Luc Einaudi dans Le Monde du 20 mai 1998, à savoir : « En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon », et plus précisément le mot « massacre ». Le 26 mars, Maurice Papon est débouté.
Marie-Anne Chabin est archiviste-paléographe, ancien conservateur à la Direction des archives de France, expert indépendant dans le domaine de l’archivage (www.archive17.fr), professeur associé au CNAM (intd.cnam.fr), secrétaire général du CR2PA, Club des responsables de politiques et projets d’archivage (www.cr2pa.fr) et blogueuse (www.marieannechabin.fr, transarchivistique.fr).
Merci Assange par Françoise Gaillard
Je cache, donc je suis : ce que suggèrent les chasseurs de secrets, c’est qu’il y a encore un pouvoir. Les ennemis de l’État n’en seraient-ils pas à leur insu les agents ?
Pas de meilleur symbole de l’idéologie de la transparence qui s’est abattue sur les démocraties en mal d’idéologies que cette coupole de verre qui depuis 1999 coiffe le Reichstag. Les architectes, comme les artistes, ont toujours une (petite) longueur d’avance sur leur temps. Que ce soit en conscience ou non.
Tout aussi symbolique, le fait que, avant que ce dôme transparent ne vienne le couronner, le bâtiment, on s’en souvient, ait été « emballé » par Christo, comme pour signifier la ci-devant opacité du politique.
Françoise Gaillard enseigne l’esthétique et l’histoire des idées à l’université de Paris Denis-Diderot et à la New York University (New York). Elle est chercheur à l’Institut de la pensée contemporaine et membre de diverses revues scientifiques ou généralistes, parmi lesquelles Agenda de la pensée contemporaine, Médium, Esprit. Elle a publié La Modernité en questions (en collaboration avec Jacques Poulain), Cerf, 1993, Diana crash, Descartes & Cie, 1998, Cachez ce sexe que je ne saurais voir, Dis Voir, 2003.
Alerte en sept leçons par François-Bernard Huyghe
Manning jugé, Snowden pourchassé, Assange assiégé, nous enseignent que :
1) Trop de secret tue le secret. Si les États-Unis ne classifiaient pas des millions de documents et ne confiaient pas le soin de les gérer à des milliers de codeurs et analystes, il n’y aurait pas autant de fuites. La bureaucratie est l’écosystème du lanceur d’alerte.
SECRETS INTIMES
La confession par Maurice Sachot
Pour l’Église, le secret de la confession est sacré ; pour la République, il n’est que professionnel, certes protégé, mais avec des exceptions. Objet d’une simple circulaire qui précise l’état actuel de la question, il doit être examiné à la lumière de la jurisprudence.
Le secret de la confession s’analyse différemment selon que l’on se place du point de vue du droit ecclésiastique ou de celui du droit civil. La difficulté jaillit justement à l’articulation des deux juridictions. Pour l’Église catholique, ce qui a été entendu en confession dite auriculaire, ou encore privée ou secrète, est un secret absolu qui n’admet aucune dérogation. Pour le droit français actuel, en revanche, cela relève du secret professionnel, et donc des limites auxquelles ce secret est soumis. Pendant longtemps, l’Église catholique a été tenue comme instance instituante de la société, c’est-à-dire détenant l’autorité fondatrice (auctoritas) de toutes les autres institutions, y compris les institutions politiques, lesquelles ne détenaient que des pouvoirs (potestates). Elle n’avait donc aucun compte à rendre à ces derniers, surtout pour ce qui la concernait en interne. Ce que l’on appelait le « privilège du for », à savoir qu’» un clerc ou une personne assimilée, dite personne d’Église, ne peut être cité en justice, au for laïc, devant un tribunal laïc, ni frappé de peines par le juge laïc ». Mais, depuis près d’un siècle et demi, et surtout depuis la loi de séparation de l’Église et de l’État, l’Église n’est plus l’instance fondatrice de la société. La République, en tant que communauté de citoyens, est autofondatrice, et les Églises légalement reconnues sont considérées comme des organismes internes à la société et sont soumises à la loi commune. Pour la République, le secret de la confession relève du secret professionnel.
Maurice Sachot est professeur émérite en Sciences de l’éducation de l’université de Strasbourg. Parmi ses principales publications : L’Invention du Christ. Genèse d’une religion, Paris, Odile Jacob, 2012 ; Quand le christianisme a changé le monde, I : La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007. Il prépare actuellement un ouvrage sur le Poème de Parménide et plusieurs sur le fait religieux et son enseignement.
Les origines par France Renucci
À l’heure où la technique et les mœurs promettent de dissocier filiation et procréation, l’auteure débusque l’origine du secret des origines : la présomption du père. La loi « met en survivance un monde aboli par la technique » : il est temps d’en prendre acte. Plaidoyer pour le droit de savoir.
Nous dansons depuis des siècles sur un volcan éteint par notre ignorance. Bénie soit-elle, puisque nous lui devons le blanc-seing accordé aux épouses qui deviennent mères. Faisant fi des soupçons, la loi a gravé la filiation par le mariage dans un pacte de confiance. Les faits dont la loi interdit la contestation sont soumis au mécanisme des présomptions irréfragables. La descendance portera le nom du mari, la fidélité lui est accordée comme un droit républicain. En disant oui, l’épouse, future mère, s’y engage. En droit : is pater est quem nuptiae demonstrant.
France Renucci, maître de conférences à Paris-Sorbonne, est directrice du CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information).
Partager ses secrets en public par Louise Merzeau
Non, les réseaux sociaux en ligne ne tuent pas l’intimité. Le secret s’inscrit désormais dans le partage même, au sein de l’espace public numérique. Il donne lieu à des stratégies subtiles, pour rester entre soi, en rusant avec les algorithmes indiscrets des nouvelles industries de l’identité.
En 1993, Peter Steiner publiait dans une édition du New Yorker un dessin qui allait bientôt illustrer tous les articles, billets de blog et Power Point traitant de l’identité numérique : « On the Internet, nobody knows you’re a dog ». Vingt ans plus tard, c’est tout le pedigree du pauvre corniaud qui se lit à livre ouvert dans ses traces numériques, et plus personne ne croit vraiment qu’on puisse demeurer anonyme sur le Web. Que s’est-il passé dans ce laps de temps ? Le Web des pionniers a laissé la place au Web « social ». L’économie de l’attention s’est emparée des sites, qui ont été absorbés dans des plates-formes. Les firmes ont fait de l’ouverture un diktat, et le secret a changé de camp…
Louise Merzeau est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à Paris Ouest-Nanterre-la Défense. (merzeau.net).
Le sale quart d’heure de célébrité par Pierre Chédeville
Autrefois, le délateur, honteux, dénonçait anonymement. Stimulé par les nouveaux moyens de communication, ils s’en donne à cœur joie, bonne conscience et civisme en sus : sortez, les mouchards !
Deux hommes bavardent gaiement dans un train. Ils ne savent pas encore que dans quelques heures leur vie va basculer. En attendant, la quarantaine sémillante, ils égrènent en chuchotant, potaches et insouciants, de croustillantes anecdotes sur leurs secrets d’alcôve. À quelques fauteuils de là, une jeune femme les observe et ne perd rien de ces messes basses viriles entrecoupées de quelques rires égrillards. Ayant remarqué les alliances qui trahissent l’infidélité de nos Casanova occasionnels, elle dégaine un téléphone portable muni d’une caméra et filme discrètement la scène. Quelles sont ses motivations ? Va-t-elle chercher à faire chanter les deux époux volages, comme dans un mauvais polar, ou bien garde-t-elle précieusement sa prise pour amuser les copines les soirs de fête, lorsque débiner joyeusement les hommes relève de la figure imposée, entre deux verres de rosé bio ? Il y a peu encore, l’une ou l’autre banale issue auraient achevé notre petit récit. Mais les temps changent à toute vitesse et notre voyageuse indiscrète, véritable croisée du sexe faible, fomente une tout autre chute. Mauvaise pioche pour ces maris légers dont la conversation, retransmise fièrement sur la page personnelle Facebook de l’apprentie cinéaste, fera se tordre des millions d’Américains dès le lendemain. Tous sauf deux, ou alors très jaune.
Pierre Chédeville a une double formation en management et en littérature. Présent dans le monde de l’entreprise, où il est spécialiste du domaine bancaire, il n’a cependant pas cessé de questionner les grands textes pour essayer d’éclairer de manière décalée le monde contemporain.
Sécrétions par Robert Damien
Le corps dénudé ne dit pas toute la vérité, loin de là. Que dissimulent encore ces apparences dévoilées, cet épiderme ? On n’ose y penser… Ici, pourtant, on ose le dire.
L’homme est un animal sécrétant. Il mue, il sue, il pue. Humer la tanière où chacun baigne dans son jus révèle que les dieux pénates du foyer sont volubiles. Ils s’expriment et donnent les clés d’une identité accessible. Ils rendent perceptible à tous les sens l’essence singulière de notre corps, tombereau bien plus que tombeau.
Esprit, où es-tu ? Dans le corps qui souffle et s’évente, suinte et transpire, excrète et urine. D’où chacun naît et renaît dans l’intolérable promiscuité des ordures et des jouissances. Le secret nous spécifie dans notre genre de vie : il se trouve au bout de nos sécrétions. Elles nous font reconnaître et délivrent nécessairement le message crypté de notre intimité. Ces extimités fâcheuses nous signent malgré les blindages qui protègent les aveux organiques de notre privauté. Le secret est dans les sécrétions comme la lettre volée sous nos yeux : en évidence.
Robert Damien est professeur émérite d’histoire et de philosophie politique et éthique à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Son prochain ouvrage, Éloge de l’autorité, généalogie d’une (dé)raison politique, est à paraître chez Armand Colin en octobre 2013.
Visite des lieux par Paul Soriano
Où peut-on trouver des secrets ? Le premier support auquel on pense, c’est le porteur lui-même, le détenteur d’un secret, mais il a bien fallu le lui livrer, d’une manière ou d’une autre. Le secret dont le site est un for intérieur s’extériorise nécessairement pour devenir celui d’un autre, puisqu’il faut être au moins deux pour faire un secret. L’état des technologies détermine l’objet, le matériau que l’on cache, ainsi que la configuration du lieu où on le dissimule encore pour le protéger. La confession orale autrefois vulnérable aux seules oreilles indiscrètes le devient à l’écoute à distance via un micro lui-même caché, et à l’enregistrement pour diffusion éventuelle. Au fil du temps, les supports du secret se multiplient, ce qui aggrave encore sa vulnérabilité ; les papiers de la graphosphère doivent donc faire l’objet de traitements à l’aide de techniques bien connues : pli, sceau, cachet, code, encre sympathique… Et ainsi de suite : le progrès des techniques de dissimulation accompagne celui des technique de communication.
SECRETS PROFESSIONNELS
Éloge du secret bancaire par Marc Bonnant
Franco-Suisse : nos vertus sont leurs vices et vice versa. La question du secret bancaire illustre à merveille cette radicale divergence.
Àcontre-courant, à contretemps. Tenter une défense du secret bancaire…
Un idiotisme helvétique.
Cette singularité, moins dans les textes qui la consacrent que dans l’esprit qui la dicte, ne connaît que de difficiles traductions. Une institution que l’on ne peut réellement transposer ailleurs.
Parce qu’elle a une histoire et ses raisons. En quelques mots :
Le secret bancaire est consacré par une loi fédérale de 1934 qui impose une obligation de confidentialité à la charge de banques, de leurs organes et de leurs employés. Sa violation sera érigée au rang d’infraction pénale. Pendant des décennies, et malgré quelques assauts de la gauche anticapitaliste, marxiste ou utopiste, l’institution a résisté. Intacte.
Marc Bonnant est avocat, ancien bâtonnier du barreau de Genève, spécialiste du droit bancaire. Prix du rayonnement français (2004).
Secret des sources par Antoine Perraud
Dans un contexte d’attaques récurrentes contre les médias et les « lanceurs d’alerte », l’idéal serait d’accorder une meilleure garantie aux journalistes qui persévèrent dans l’éthique de vérité, moyennant une éthique de responsabilité plus affirmée de leur part…
En nos sociétés déchristianisées d’Occident, les scoops déchaînent des passions propres aux querelles christologiques des temps passés. Et certaines figures journalistiques, aux accents de télé-évangélistes, atteignent parfois aux degrés d’une néothéologie républicaine et laïque. Edwy Plenel, sur son blog de Mediapart (décembre 2012), titre ainsi son propos : « Le secret des sources, ce devoir sacré ».
Antoine Perraud est journaliste à Mediapart, critique littéraire pour La Croix et producteur de « Tire ta langue » sur France Culture.
Médecin de famille. Questions à Bertrand Hamel.
Le médecin à qui nous ouvrons notre intimité doit gérer, à l’ère du dossier médical informatisé, un principe de discrétion qui remonte à Hippocrate.
Est-ce que l’on prête serment de garder le secret à l’orée de sa carrière ?
Après avoir rédigé ma thèse, je me suis engagé devant mes maîtres, à Rouen, dans la salle des Actes de l’Hôtel-Dieu, à respecter le serment d’Hippocrate. J’ai eu la chance de le faire seul au petit matin, devant mes maîtres devenant confrères. J’ai juré.
« Quoi que je voie ou entende dans la société pendant, ou même hors de l’exercice de ma profession, je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué, regardant la discrétion comme un devoir en pareil cas. »
C’est extraordinaire qu’Hippocrate, 500 ans avant J.-C., ait inventé le secret professionnel. Les autres secrets professionnels sont arrivés considérablement plus tard. Il y a là comme une urgence, une évidence.
Bertrand Hamel est médecin.
Psychiatre par Irène François-Purssell
Le secret médical s’exacerbe quand il touche à l’âme du patient. La sûreté d’un secret est inversement proportionnelle au nombre de ceux qui le détiennent. Aussi, quand on découvre le nombre d’institutions qu’un patient psychiatrique chronique doit informer, on se prend à douter.
Le secret professionnel du médecin est une obligation qui lui incombe depuis les origines de l’exercice de la médecine. La loi dite des droits des patients fait de cette obligation un droit du patient à la confidentialité des informations le concernant et au respect de sa vie privée. Le respect de cette obligation par les praticiens est souvent beaucoup plus complexe que cela ne peut paraître, et l’on est en droit de se demander quelle est la nature exacte de ce secret. Le cas de la psychiatrie est un modèle qui apparaît particulièrement explicite en la matière.
Irène François-Purssell est psychiatre, professeur des universités, praticien hospitaliser en médecine légale au CHU de Dijon, docteur en éthique médicale, chercheur associé au laboratoire d’éthique médicale et de médecine légale, Paris V (direction : Pr. C. Hervé).
Industrie : la lutte contre la montre par Pierre-Marc de Biasi
Une variable capitale des secrets de fabrication : la durée. Du papier millénaire à la milliseconde numérique, une formidable contraction du temps.
Le secret n’est plus ce qu’il était. Le temps l’a changé parce qu’il est lui-même essentiellement de la durée. Quels que soient son contenu, son enjeu, ses raisons et ses effets, un secret se présente avant tout comme une séquence, avec un début et une fin, sur l’axe de la chronologie. Il y a le moment où le secret se forme, la durée plus ou moins longue où il se maintient comme secret, et le moment où il cesse d’être en se dévoilant ou en étant éventé. Le secret, comme le vivant, est inséparable du temps qui le délimite en amont et en aval : ce n’est pas une ligne, c’est un segment borné par deux points. Il ne se définit que dans ce rapport fragile au temporel qui en fait une entité essentiellement médiate : un intervalle, un entre-deux, un laps.
Pierre-Marc de Biasi est chercheur, écrivain et plasticien. Président du CS de l’IMEC et de la commission Littérature classique du CNL, directeur de recherche au CNRS, il dirige l’ITEM (www.item.ens.fr) qui regroupe, à l’ENS de Paris, vingt équipes engagées dans l’approche génétique des archives de la création littéraire, artistique et scientifique. Il a publié une trentaine d’ouvrages (essais et éditions critiques) et deux cents articles scientifiques sur Flaubert, la critique génétique, la médiologie, les processus d’invention, le papier, le lexique, l’histoire des idées, l’édition numérique. Son œuvre de plasticien a donné lieu à une cinquantaine d’expositions. Il est producteur délégué à France Culture et scénariste pour Arte. (Site : pierre-marc-debiasi.com)
Rien de nouveau ? par Régis Debray
Et alors ? À l’ère de l’obscure transparence, on ne sort du clair-obscur qu’à son détriment, aujourd’hui comme hier.
Comme en ont témoigné nos récentes expéditions militaires (Irak, Afghanistan, Libye, etc.), la croissante sophistication technologique s’accompagne en Occident d’un abêtissement politique accéléré. Mettons sous cette dernière rubrique l’idée selon laquelle le numérique pouvait, pourra ou aurait dû nous ouvrir les portes d’un nouveau monde pacifié, lisse et loyal, libéré des rapports de force comme des contraintes immémoriales du « gouverner c’est faire croire », à savoir le mensonge, la ruse, l’espionnage et l’intox. S’il est vrai que « le secret a son origine dans la machine de guerre » (Deleuze-Guattari), il peut garder le sourire. Ce n’est pas demain dimanche.
Régis Debray, dernier livre paru : Le Stupéfiant image, Gallimard, septembre 2013.
SECRETS LITTÉRAIRES
Un Sartre clandestin par Jacques Lecarme
La clandestinité n’affecte pas seulement le contenu du message, mais sa forme aussi. C’est ainsi qu’on découvre un autre Sartre, et même plusieurs : quand le médium fait le style.
Et d’abord, un scoop. Dans un ouvrage qui vient de paraître, Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, acteur et historien de la Résistance, explique qu’il a fréquenté Sartre assidûment en 1943-1944. Celui-ci le harcelait pour entrer dans une résistance active et lui réclamait des armes. Daniel Cordier a hésité, puis estimé que la loquacité de Sartre et surtout son entourage ne le rendaient pas apte à la résistance armée. Mais il continue à voir Sartre, qui le fait passer du maurrassisme à une gauche démocratique. Cordier aura fait entrer Roger Vailland dans son réseau, mais aura empêché Sartre de passer à l’action.
Ce scoop infirme la plupart des jugements énoncés ensuite par les historiens…
Jacques Lecarme est professeur émérite de littérature française à l’université Paris III.
L’Agent secret, de Joseph Conrad par Robert Dumas
Dans un Londres ténébreux à la fin du xixe siècle, un secrétaire d’ambassade incite un agent secret minable à accomplir un attentat symbolique (contre le mètre-étalon) pour pousser le gouvernement à réprimer les anarchistes réfugiés en Angleterre.
On peut lire L’Agent secret comme une prophétie du rôle du terrorisme dans la société contemporaine. En ce début de xxe siècle, Conrad comprend que la violence terroriste sera inévitablement l’arme des rebelles à l’ordre social, en raison des effets démultiplicateurs de la presse dans l’opinion. Plus subtilement encore, il projette un éclairage inquiétant sur nos exigences de transparence qui voudraient contrer les manœuvres secrètes des citoyens et préserver le bien public. Éclipsé par le succès de Lord Jim, ce roman, publié en 1907, révèle pourtant avec originalité la persistance diabolique du secret dans les sociétés humaines quel que soit leur régime politique, la présence tant dans l’espace public que dans l’espace privé de ce parfait médium de l’en dessous.
Robert Dumas, professeur de philosophie aux champs, a contribué dernièrement à l’ouvrage collectif Jean-Jacques Rousseau. Le sentiment et la pensée, 2013, Éditions Glénat.
Ontologie du secret, de Pierre Boutang par Jérôme Besnard
L’être se montre et se cache. Faut-il même qu’il se cache pour être pleinement, à l’instar de l’humilité, cette vertu qui n’est et ne vaut que si elle n’est pas montrée ? Éclairage sur un ouvrage réputé difficile.
Le 27 janvier 1973, Boutang soutient enfin sa thèse de philosophie, Ontologie du secret, longuement élaborée sous la direction de Jean Wahl depuis la veille du second conflit mondial. À côté du « souci » politique de Boutang, hérité du « politique d’abord » de Maurras, voici donc le souci du secret. Les deux sujets ont un point commun : la protection de l’homme dans ce qu’il a de plus précieux, son environnement et son intimité.
Jérôme Besnard est chargé d’enseignements en droit constitutionnel à l’université Paris V. Outre des contributions à des ouvrages collectifs sur Philippe Muray, Charles Maurras et Roger Nimier, il a publié La Contre-Révolution (Le Monde, 2012) et Pierre Boutang (Muller, 2012).
« Avoir des secrets » par Daniel Bougnoux
Quoi de plus séduisant que d’avoir des secrets ? Une tradition d’explication, qui s’efforce de tirer la vie hors des plis, anime l’Occident, jusqu’à la philosophie des Lumières. Cette conquête optique du monde se heurte aux mondes propres de chacun. Être un sujet ne revient-il pas à avoir des secrets, y compris pour soi-même ?
Je me rappelle, sans indulgence particulière, que je devais aller sur mes treize ans quand je décidai, à la suite de je ne sais plus quelle « Piste aux étoiles » ou numéro de magicien vu aux entractes du cinéma de notre ville, que je pourrais moi aussi « avoir des secrets ».
Daniel Bougnoux, philosophe, est professeur émérite à l’université Stendhal de Grenoble III. Dernier livre paru : Aragon, la confusion des genres, Gallimard, 2013.
Petite anthologie par François-Bernard Huyghe
Bachelard : « On ne peut penser librement que si l’on a la faculté de cacher absolument sa pensée. »
PENSE-BÊTE
Comité de rédaction :
Directeur : Régis Debray
Rédacteur en chef : Paul Soriano
Secrétariat de rédaction : Isabelle Ambrosini
Comité de lecture : Pierre-Marc de Biasi ; Jacques Billard ; Daniel Bougnoux ; Pierre Chédeville ; Jean-Yves Chevalier ; Robert Damien ; Robert Dumas ; Pierre d’Huy ; Michel Erman ; Françoise Gaillard ; François-Bernard Huyghe ; Jacques Lecarme ; Hélène Maurel-Indart ; Michel Melot ; Louise Merzeau ; Antoine Perraud ; France Renucci ; Monique Sicard.
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